Espaces urbains et enjeux militaires au XIXème siècle

De La Mouche VII
Révision datée du 17 novembre 2016 à 21:28 par Xiloynaha (discussion | contributions) (création par wikification semi-automatique, sans biblio)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à la navigationAller à la recherche

Exposé réalisé pour le cours de L3 de M. Jean-Luc Pinol : « La ville européenne, 1800-1950 ».

  • Auteur : Simon Galli
  • Date de publication : lundi 3 mars 2008

Les fortifications ont longtemps été l'élément identificateur le plus évident des villes européennes. Cette adéquation entre ville et rempart dans les représentations, cette « certitude du paysage » (M. Roncayolo), se retrouvait dans le domaine des enjeux militaires : la ville, cible par excellence des attaques, devait résister le plus longtemps possible, par le moyen de ses fortifications. En d'autres termes, la ville devait être un pôle de résistance, et cette résistance devait, à l'ère des « bonnes villes », être assurée par les citadins eux-mêmes. Il y avait là tous les éléments d'une correspondance quasi-organique entre l'espace urbain et le rôle militaire qui lui était assigné.

Mais, si ce modèle médiéval est encore présent dans les représentations au XIXème siècle, une lente dissociation entre espaces urbains et fortifications est en cours depuis longtemps déjà. Tout d'abord, avec le passage d'un modèle militaire féodal à un modèle militaire qui, sans être encore national, est déjà étatique, la propriété des fortifications et donc la responsabilité de la défense des villes relèvent de plus en plus de l'État ; tendance qui apparaît aux XVIème et XVIIème siècles, et est formalisée au XVIIIème siècle (en France, c'est une loi de 1790 qui confirme ce statut des fortifications). Un important jeu d'acteurs, entre stratégies étatiques et volontés locales, apparaît alors. Parallèlement, les fortifications — et le rôle de résistance qui les accompagne — se concentrent de plus en plus sur les frontières ; un différentiel du poids des enjeux militaires sur les villes apparaît donc nettement.

Ainsi, si la ville fortifiée reste un modèle valide au début du XIXème siècle, l'adéquation entre espace urbain et fortifications ne va plus de soi. Le XIXème siècle, des guerres napoléoniennes aux prémisses de la première guerre mondiale, sera la période où se posera véritablement ce problème — que l'on peut ramener à : « quel rôle militaire attribuer à l'espace urbain, et comment ? » — et où une réponse nouvelle apparaîtra. Mais quel processus a mené à cette évolution, et, alors même qu'elle s'effectuait lentement, quelle a été l'influence des enjeux militaires sur l'espace urbain ?

On l'a dit déjà, au début du XIXème siècle un modèle hérité du passé domine encore largement dans les esprits : celui de la ville frontalière puissamment fortifiée, sur un modèle attribué en France à Vauban mais qui existe en fait à travers toute l'Europe ; nous étudierons ce modèle à partir d'un exemple typique, celui de Besançon. Mais cette présence très lourde des fortifications et les restrictions qu'elle impose à l'espace urbain sont de moins en moins acceptées, et de moins en moins justifiées : pour diverses raisons, tout le XIXème siècle voit une longue remise en cause — par des acteurs eux aussi divers — du modèle de la ville fortifiée. À la fin de la période étudiée, l'évolution semble achevée : les fortifications n'enserrent plus les villes, et la ville-pôle de résistance a largement disparu des conceptions, remplacée par un autre modèle plus en adéquation avec les nouvelles modalités de la guerre apparues au XIXème siècle — des guerres nationales et industrielles. Mais ce nouveau modèle, loin d'éloigner les villes de la guerre, les replace pleinement au cœur des enjeux militaires.


I. Les villes fortifiées : le poids des enjeux militaires

A. Les servitudes militaires

L'aspect le plus évident, et sans doute le plus important, de la présence des fortifications autour d'une ville est leur emprise spatiale. Dans le cas d'une enceinte dite à trace italienne (comme c'est le cas à Besançon, fortifiée par Vauban) l'espace occupé par les seuls ouvrages défensifs est déjà important. En effet, on est depuis longtemps passé d'enceintes verticales (les murs médiévaux) à des enceintes beaucoup plus horizontales : demi-lunes, bastions, citadelles… sont très consommatrices d'espace (cf. document 1). Et, dans une ville frontalière telle que Besançon — mais même dans d'autres villes moins menacées — il n'est pendant longtemps pas question de raser ces fortifications. En France, on a au XVIIIème siècle peu fortifié, mais en contrepartie l'héritage du XVIIème siècle apparaît intouchable, avec un fort prestige de Vauban parmi les autorités militaires. Ajoutons que ce type de fortifications, qui semble si fermement assis dans les mentalités au début du XIXème siècle, entoure complètement la ville et ne permet qu'un nombre limité d'accès, étroitement contrôlés.

Doc. 1 : Établissements militaires à Besançon à la fin du XIXème s.

Mais surtout, la présence des ouvrages militaires ne pèse pas uniquement sur l'espace même qu'ils occupent. Les conceptions de la trace italienne imposent de larges glacis devant les remparts, c'est-à-dire des zones dans lesquelles un ennemi s'approchant des murs ne doit pouvoir trouver nul abri face aux tirs des défenseurs. À cet effet, de sévères restrictions, dites « servitudes militaires », pesaient sur les zones situées au-delà de l'enceinte. Ces lois, apparues à la fin du XVIIème siècle, étaient encore en vigueur au début du XIXème siècle. En France, il y avait trois zones (cf. document 2). Une première, jusqu'à une distance de 250 mètres de l'enceinte, dans laquelle toute construction était interdite ainsi que toute haie vive ; une seconde, de 250 à 487 mètres de l'enceinte, dans laquelle toute construction en pierre était interdite ; une troisième enfin, de 487 à 960 mètres de l'enceinte, dans laquelle la construction de carrières, de chemins, de remblais et déblais, de constructions en sous-sol était soumise à une autorisation préalable. On pouvait faire des exceptions pour des zones « non utilisées habituellement pour les exercices de tir », mais à la condition que toute construction qui y serait placée serait détruite dès que la ville serait placée en état de siège, sans compensation pour le propriétaire.

Doc. 2 : Zones de servitude militaire à Besançon c. 1880. Montre les deux premières zones de servitude. Première zone : délimitée par la première ligne à partir des fortifications. Deuxième zone : en jaune, délimitée par la seconde ligne.

Pendant longtemps, le XIXème siècle voit plutôt le développement de ces servitudes militaires. Ceci, soit par la construction de nouveaux ouvrages (ainsi à Besançon pour les forts de Bregille et Chaudanne et la lunette de Beauregard, ouvrages proches de la ville construits dans les années 1830 — cf. document 1) soit par l'extension pure et simple des zones de servitude. Ainsi, dans l'Empire Allemand, une loi de 1871 étend les servitudes militaires à une distance de 3000 mètres de l'enceinte, afin de s'adapter aux portées accrues de l'artillerie (on reparlera plus loin de cet enjeu). Aussi les enceintes héritées du passé pèsent-elles lourd sur les espaces urbains concernés au XIXème siècle, surtout dans un contexte général d'expansion urbaine. La présence, imposée par les servitudes militaires, d'immenses zones devant rester vierges créé une véritable barrière à cette expansion, bien plus problématique que celle que représente l'enceinte même. Bien sûr, des aménagements et des exceptions sont toujours possibles, comme on l'a dit, et des faubourgs se développent tout de même, avec notamment des pavillons d'agrément en bois. Mais la menace de la guerre, et donc du siège, plane toujours, notamment sur les villes frontalières, menaçant de réduire à néant ce fragile compromis entre les dynamiques urbaines et les enjeux militaires.


B. Les rapports entre citadins et militaires

Lorsqu'en 1811, l'armée autrichienne fait le siège de Besançon, le général Marulaz fit abattre, dans un rayon de 250 toises (soit près de 500 mètres ; c'est toute la « deuxième zone » qui est concernée) toutes les constructions, mais aussi les arbres, les haies, et tout ce qui pouvait « dérober à la garnison l'approche de l'ennemi ». Ces destructions, jointes aux réquisitions, provoquent la colère d'une partie de la population. « L'infâme Lafaille [commandant du génie, adjoint de Marulaz] veut faire de cette ville un monceau de ruines ; il va faire sauter le pont, brûler le quartier de Battant et Arènes, démolir les quais, combler les rues voisines. Les Autrichiens vous auraient-ils fait plus de mal ? » accuse une affiche apparue au début du siège. Bien sûr, le contexte politique des dernières années de l'Empire y a sa part, mais de telles attaques sont également symptomatiques des relations problématiques qui existent entre les pouvoirs municipaux (et à travers eux, la société urbaine) et les autorités militaires, du moins dans une ville frontalière comme Besançon, où ces dernières sont très présentes. Les sièges sont un événement exceptionnel ; mais même en temps de paix, les négociations entre ces deux acteurs sont fréquentes, et souvent longues et ardues.

Dans le cas de Besançon toujours, en raison des servitudes militaires et de la présence de l'enceinte — qui demeure tout au long du XIXème siècle — pratiquement tout projet d'expansion, d'aménagement, d'infrastructures un tant soit peu important doit être accepté par les militaires. Exemple parmi d'autres : un projet d'aménagement et d'assainissement des bords du Doubs, sur des terrains inutilisés et marécageux, mais appartenant à l'autorité militaire et présentant selon elle un intérêt de défense. L'idée apparut en 1830, fut longuement débattue avec les militaires, faillit être abandonnée, puis fut acceptée en 1841. Lorsque se posa la question de la traversée de Besançon par le canal du Rhône au Rhin, en 1822, les projets du génie civil et ceux du génie militaire divergèrent sur plusieurs points, et là aussi des négociations furent nécessaires. L'essentielle question du raccordement de la ville au chemin de fer a aussi pu susciter de semblables polémiques.

Pour bien saisir la dimension problématique de telles négociations, il faut évoquer les rapports sociaux entre civils et militaires. Tout d'abord, un problème d'échelle — et de logiques — se pose. Il y a, d'une part, des autorités militaires, émanation de l'État et dont la place importante au sein de ce dernier n'est que très peu contestée au XIXème siècle. Et, d'autre part, les instances municipales et la société citadine, acteurs locaux. Le rapport de force, lorsqu'il s'établit, est clairement en faveur des autorités militaires dans ces vieilles places fortes qu'il n'est pas question pour elles d'abandonner. Mais les acteurs locaux mettent en place des contre-logiques et sont loin d'accepter cet état de fait.

Cette remise en question éventuelle est d'autant plus présente à l'arrière-plan des relations entre ces deux acteurs que la place des militaires au sein de la société civile est problématique. Chez les classes populaires, les heurts avec la troupe — nombreux au XIXème siècle — crééent une méfiance certaine, à tel point que certains républicains réclameront, après la Commune, un mur pour protéger Paris de l'armée. Parmi les élites, la place à donner aux officiers pose également problème : la carrière militaire n'est pas forcément bien considérée, et la troupe apparaît comme une source de dégradation morale, notamment en raison de la prostitution qui l'accompagne. Ces tensions sociales se répercutent sur la construction de l'espace urbain, car ce sont aussi elles qui permettent de comprendre que les lourdes conséquences des servitudes militaires soient de moins en moins acceptées, et les villes à caractère nettement militaire comme Besançon, de moins en moins bien considérées.


C. Conséquences réelles et perçues des enjeux militaires

Si l'enceinte ferme pour l'intérieur, comme on l'a expliqué déjà, les perspectives d'expansion, elle ferme aussi la ville à l'extérieur. Et, si au XIXème siècle les fortifications font encore partie du modèle communément admis du paysage urbain, la forte présence militaire qui les accompagne dans une ville telle que Besançon, elle, n'est pas sans poser problème. Chez Stendhal, le jeune Julien Sorel, arrivant à Besançon sous la Restauration, est tout d'abord frappé par la citadelle dominant la ville ; mais surtout « deux ou trois fois, il fut sur le point de se faire arrêter par les sentinelles ; il pénétrait dans des endroits que le génie militaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans ». En effet, du fait des soucis de sécurité, les conditions d'accès à la ville restent longtemps drastiques (passeport obligatoire, longs questionnaires à l'entrée en ville, portes fermées la nuit). En 1853, le conseil municipal les dénonce, conscient sans doute que de telles mesures détournent de nombreux voyageurs de la ville.

Ce qui paraissait normal pour les autorités municipales au Moyen-Âge — une méfiance, et donc une protection, face à ce qui vient de l'extérieur — semble donc désormais caduque, face aux enjeux commerciaux et aux logiques de réseaux qui apparaissent de plus en plus fortement. La ville militaire devient une ville arriérée. Balzac écrit ainsi de Besançon qu'elle est « triste, dévote, peu littéraire, ville de guerre et de garnison ». Sainte-Beuve, Mérimée expriment des avis similaires.

D'un autre côté, c'est là l'avis d'une élite intellectuelle et non pas forcément celui de la majorité. Localement, le rapport aux militaires est plus ambigu. On ressent mal les contraintes imposées par la présence des militaires et on lutte contre elles, comme cela a été décrit déjà ; mais d'un autre côté, on comprend bien, dans les villes de garnison, quel atout économique représente cette présence massive de la troupe et des officiers. À long terme et au-delà de l'échelle locale, le raisonnement n'est pas valable, car la présence militaire a pour effet de conserver certaines villes fermées alors que la tendance générale est à l'expansion et à l'ouverture. Mais de telles tendances ne sont pas faciles à percevoir, et influenceraient de toute façon peu, les acteurs les plus locaux des espaces urbains.

Ainsi, si d'un point de vue synthétique les conséquences de la présence militaire dans sa forme traditionnelle — c'est à dire liée aux fortifications — sont claires et lourdes, les perceptions des militaires dans l'espace urbain sont loin d'être aussi univoques : elles se déclinent selon les aspects considérés, selon les acteurs en jeu. Et il faut, travail délicat, savoir faire la part des choses entre les perceptions de la ville fortifiée et militaire, qui évoluent vers le négatif, et la réalité des servitudes militaires, à qui l’on ne peut tout de même pas imputer tous les maux des villes-places fortes. Elles sont certes une contrainte, mais elles sont aussi le résultat de logiques croisées et ambiguës, pas simplement un poids imposé par l’État.

Il est cependant un facteur essentiel qui rend ces servitudes difficiles à supporter, et nettement handicapantes à long terme : la différenciation qui s’établit entre les villes dès le XVIIIème siècle, et qui se poursuit au XIXème siècle, quant au poids des enjeux militaires sur elles. Auparavant — et c’est ce qui subsiste encore en souvenir dans les mentalités — toute véritable ville était ceinte de murailles ; aucune n’échappait aux contraintes de défense. Mais de plus en plus, tandis que certaines villes ayant traditionnellement un rôle de place forte restent soumises à ces contraites et à tout ce qu’elles supposent de limites à l’expansion et à l’aménagement urbains, à toute la complexité des jeux d’acteurs qu’elles imposent, aux perceptions négatives qu’elles amènent au moins parmi une certaine élite intellectuelle, d’autres villes, au contraire, s’affranchissent de ces mêmes contraintes, s’ouvrent. Cela s’explique par le fait que diverses évolutions, en faisant changer les enjeux militaires posés par la défense du territoire, font par conséquent changer leurs influences sur les villes en général.

II. L’évolution des enjeux militaires et ses conséquences sur la défense du territoire

A. Des évolutions théoriques

L’idée de la défense statique des frontières, et donc celles des places fortes, a été remise en cause par certains théoriciens militaires dès le XVIIIème siècle, en France par Guibert, et dans l’espace germanique par l’exemple des campagnes de Frédéric le Grand. Napoléon, surtout, se prononça contre cette conception. Ces évolutions théoriques intéressent la question urbaine pour deux raisons. Tout d’abord, parce que Napoléon lui oppose une théorie offensive supposant l’aménagement sur le territoire de l’Empire de routes et de canaux qui permettront le mouvement rapide des armées, meilleure garantie, selon lui, que les places fortes pour la défense des frontières. Ensuite et surtout, parce qu’en lien avec cette idée, Napoléon rejette le concept de « chaque ville est une place forte » pour celui de places de dépôt, c’est à dire d’un nombre très restreint (quatre, à l’apogée de l’Empire) de villes spécialisées dans un rôle militaire qui n’est plus la défense statique, mais le soutien des armées en campagne, rôle logistique donc. Ces villes seules ont besoin d’être puissamment fortifiées. Globalement, c’est une logique de réseau, et non plus de pôles, qui est ainsi formulée, et le souci premier est la mobilité.

Certes, les réalisations concrètes de ce modèle resteront très limitées, au vu de la durée somme toute courte de l’Empire, et l’on ne détruit que très peu d’ouvrages hérités du passé. Certains axes sont cependant réalisés, dont l’influence économique ne sera pas négligeable (canaux Paris-Anvers et Nantes-Brest). Mais surtout, l’étude de ce modèle napoléonien permet de comprendre que, si le modèle de la ville forte est toujours présent au début du XIXème siècle, sa remise en cause — dans les cercles militaires eux-mêmes — est en cours. Elle sera très longue à se réaliser. Mais cet arrière-plan de réflexions théoriques nouvelles sur le rôle des villes dans la guerre permet peut-être d’expliquer qu’en fait, dans la plupart des cas — exception faite des villes comme Besançon où l’implantation de l’armée est traditionnellement importante — les impératifs de défense reculent, ou du moins plient et s’adapte, face aux dynamiques urbaines.


B. Un rapport de force de plus en plus défavorable aux enceintes fortifiées

La théorie napoléonienne du rôle des villes dans la guerre ne pouvait guère exister sans un contexte particulier — celui d’un Empire sur l’offensive, aux frontières rapidement changeantes, et devant être toujours prêt à réagir à une attaque venue de l’un de ses multiples ennemis. La Restauration s’accompagne d’un retour à des théories défensives plus orthodoxes. Mais même la place forte n’est plus envisagée tout à fait de la même façon. Ainsi, lorsqu’on entreprend de fortifier Lyon, le général Haxo propose certes une enceinte fortifiée « à l’ancienne », mais le général Rohaut de Fleury trouve ce projet inadapté, faisant observer que la ville s’est trop agrandie pour que l’on puisse efficacement (et à un coût raisonnable) la protéger avec une enceinte. Il propose donc de construire autour de la ville des forts pour « en maintenir l’ennemi à distance ». Le résultat (cf. document 3) est un dispositif discontinu et large, qui laisse donc d’importants espaces à la ville pour son développement futur. Certes, cela n’est sans doute pas son but premier, mais Rohaut de Fleury a bel et bien pris en compte un phénomène de plus en plus présent au XIXème siècle : l’expansion des villes jusqu’à des tailles inconnues auparavant. De tels dispositifs entièrement nouveaux restent l’exception, et ailleurs, on maintient les anciens. Mais dans le même temps, plus radicalement encore, certaines villes rasent leurs défenses et utilisent l’espace ainsi libéré pour s’étendre. Le phénomène est apparu au XVIIIème siècle ; il se poursuit au XIXème.

Doc. 3 : Les nouvelles défenses (discontinues) de Lyon, en 1840.

Cependant, de telles « libérations » ont pour condition un rapport de force entre civils et militaires totalement inversé par rapport à celui que l’on a pu observer dans les villes fortes frontalières : d’un côté, une dynamique urbaine forte, autour du commerce, capable de faire pression — et éventuellement de fournir des fonds — pour une ouverture de la ville ; de l’autre, des militaires peu présents et des impératifs stratégiques peu pressants à l’heure où la défense du territoire se concentre sur les frontières et sur quelques villes vitales. Autre exemple : en France, les militaires, quoiqu’inquiets des possibilités de pénétration rapide que présente les réseaux naissants de chemins de fer, ne peuvent guère influer, sauf très marginalement et très localement, sur leur installation. « Pour la détermination des tracés de chemin de fer, l’intérêt civil est généralement prépondérant et l’on ne tient compte que secondairement des considérations militaires », note un officier du génie en 1864. Il ne s’en plaint d’ailleurs pas, car : « peut-on maintenir, au détriment de l’économie, des obstacles contre lesquels l’ennemi ne viendra peut-être jamais se heurter ? ».

Subordination acceptée, donc, des enjeux militaires aux enjeux économiques. Mais, encore une fois, elle ne vaut que dans certains cas, et pas dans celui des espaces frontaliers, dont on se soucie de plus en plus. Ainsi s’établit une différenciation entre villes qui permet d’expliquer le déclin plus relatif qu’absolu de celles qui restent des villes fortement militaires, ceintes de fortifications. Peut-être, aussi, une différenciation entre les pays. Ne peut-on pas penser que, si les villes anglaises sont si vites devenues un modèle de la ville moderne — commerciales, industrielles, ouvertes et bien reliées aux axes de transport — c’est aussi parce que, du fait de la situation particulière de la Grande-Bretagne, les impératifs de défense pesaient moins sur elles et qu’elles s’en sont affranchies bien plus aisément que, par exemple, les villes françaises pour qui cette ouverture est restée conditionnelle ? Il semble intéressant d’évoquer, sans lui donner trop d’importance bien sûr, cet aspect militaire de la révolution industrielle — et urbaine — du XIXème siècle.

C. Des évolutions techniques

Dans ce contexte d’industrialisation et d’innovations, ce sont d’ailleurs des progrès techniques qui vont, dans le dernier tiers du siècle, forcer la généralisation de ce qui restait jusqu’alors conditionnel voire anecdotique, c’est-à-dire une défense du territoire détachée des villes — de toutes les villes. À partir de 1858, on commence à fabriquer des canons rayés, et non plus lisses ; ce qui donne au projectile une bien meilleure précision. En très peu de temps, les portées efficaces de l’artillerie passent d’un ordre de 1000 m à un ordre de 3000 m, voire davantage, alors que se développe également une artillerie de siège nouvelle (obusiers). Puis apparaissent de nouveaux exposifs, plus puissants : poudre B, fulmicoton, mélinite… qui projettent les obus plus loin, avec plus de puissance et leur donnent une charge explosive accrue.

Dès lors, même si l’on s’en tient à la doctrine traditionnelle de la défense des villes comme pôles de résistance, l’enceinte fermée enserrant la ville n’est plus d’actualité : l’ennemi peut aisément s’installer loin de l’enceinte et bombarder la ville en toute impunité. Il faut donc une défense avancée : forts, lunettes… car, pour protéger la ville, ce sont ses approches qu’il faut désormais contrôler. Et bien sûr, une enceinte de plusieurs kilomètres de rayon est inenvisageable. C’est ainsi le modèle de la défense discontinue et détachée, comme elle avait été mise en place à Lyon, qui triomphe pour de bon, surtout après que la guerre de 1870 ait démontré l’efficacité de la nouvelle artillerie (les canons Krupp) et l’inefficacité des anciennes places fortes pour retenir l’ennemi (à l’exception de Strasbourg et de Belfort, elles ont vite succombé). Après la défaite de la France, c’est le général Séré de Rivières qui mettra en place ce modèle nouveau en établissant, à proximité des frontières, des lignes de forts (cf. document 4). Les villes stratégiques de l’intérieur sont aussi concernées : pour reprendre l’exemple de Lyon, il y établit une nouvelle ceinture de forts, ceux des années 1830 étant désormais trop proches de la ville.

Doc. 4 : le système Séré de Rivières à grande échelle : le camp fortifié de Nancy, ou la protection détachée d’une ville de garnison

D’ailleurs, ces forts sont en quelque sorte, au vu de leur étendue spatiale, de leur diversité interne, de leur rôle, de leur relative autonomie, la réincarnation des places fortes de jadis ; ils sont d’ailleurs toujours entourés de servitudes militaires. Celles-ci n’ont pas disparu, au contraire, comme on l’a dit déjà, elles tendent à s’étendre ; mais elles n’enserrent plus l’espace urbain, s’étant déplacées. Il serait donc trompeur de dire que la fortification a disparu : elle a changé de forme et s’est détachée des villes.

Il serait pourtant faux de dire que du même coup, c’est la guerre qui s’éloigne des villes — que celles-ci seraient libérées de tout enjeu militaire. Face aux évolutions économiques et techniques, la réforme des théories militaires, longtemps hésitante, finit par s’imposer de plus en plus nettement à partir du moment où, dans les années 1860, un véritable palier est franchi avec ce que l’on a appellé « les premières guerres modernes ». À ce changement désormais incontestable des formes de guerre, répond un changement des rôles des villes dans cette guerre devenue « moderne », c’est à dire guerre de masse, guerre industrielle, et, bientôt, guerre totale. Et dans une telle guerre, les villes sont toujours des acteurs primordiaux, quoique sous de nouvelles modalités.


III. Nouvelles formes de guerre, nouveaux rôles des villes

A. Conscription et casernes

La présence de garnisons permanentes, et donc de casernes, dans les villes n’est pas en soi nouvelle. Avec de petites variations selon les pays, elle remonte à la première moitié du XVIIIème siècle. Mais, tandis que cet autre grand héritage militaire — les enceintes à trace italienne — disparaît progressivement des villes elles-mêmes, les casernes, elles, y prennent de plus en plus d’importance. L’explication en est simple : le XIXème siècle est le siècle pendant lequel on passe, pour reprendre les expressions du général É. Wanty, des « armées de miliciens à long terme » au « service généralisé », c’est à dire à la conscription. Apparue pour la première fois en France suite à la Révolution, elle y est abandonnée sous la Restauration ; mais la Prusse, elle, adopte un système similaire après 1806. Sa victoire sur la France en 1870 — vue par beaucoup comme la rencontre entre les deux systèmes — consacre les armées « de masse », et la IIIème République revient à la conscription.

Or, il est nécessaire, pour recevoir et entraîner les nombreux conscrits, de construire de nouvelles casernes ; on pense aussi qu’il est nécessaire de séparer les recrues du monde civil, pour mieux leur inculquer les valeurs militaires et principalement la discipline. Là aussi, il y a des différences selon les cas. Entre les villes d’abord, car, comme il y avait eu des places fortes, il y aura des villes de garnison, et ce sont d’ailleurs souvent les mêmes, qui ne font ainsi qu’évoluer en même temps que la guerre : ainsi à Besançon, les casernes se multiplient pour accueillir, dans les années 1870, un nombre d’unités toujours croissant. Différences entre les pays, également : la Grande-Bretagne ne caserne ses soldats que très tard (première moitié du XIXème siècle), mais elle en est aussi restée à une petite armée professionnelle.

Mais la tendance générale est à la prise d’importance de la caserne dans le paysage urbain. Les aspects en sont divers. Conséquences démographiques et sociales, tout d’abord : elles sont un des facteurs de la migration des ruraux vers les villes. Ainsi, en 1906, 8% des ruraux bretons logés pour le temps de leur service dans des casernes urbaines restent en ville une fois leur service terminé, ou y reviennent peu de temps après. Le phénomène est encore plus net pour des grandes villes telles que Paris, Lyon, Marseille : ce sont plus d’un tiers des conscrits qui décident d’y demeurer une fois déchargés de leurs obligations. Mais les casernes ont aussi un poids politique. Elles sont en ville, mais sont voulues séparées des villes, du moins de la vie civile ; elles sont pensées comme des enclaves. Elles ont aussi une forte symbolique architecturale, car elles sont conçues pour représenter les valeurs militaires et, plus généralement, pour être un symbole du pouvoir. Sous la IIIème République, l’espace de la caserne se veut un modèle civique, comme l’exprime Lyautey dans « Du rôle social de l’officier dans le service militaire universel ». Cette fonction d’ordre est même plus que symbolique : la troupe est aussi un puissant moyen de répression des émeutes populaires…

En définitive, le rapport entre la ville et la caserne est ambigu. Celle-là se veut coupée de celle-ci, et en même temps un modèle pour elle ; mais les soldats doivent bien sortir des casernes, ne serait-ce que pour l’exercice, qui peut d’ailleurs se faire en ville lorsqu’il s’y trouve de grands espaces laissés vides. Et les casernes ne restent pas insensibles aux enjeux qui se posent aux villes du XIXème siècle, notamment à celui de l’hygiène. Pour remédier aux nombreux problèmes d’hygiène des casernes du XVIIIème siècle (vermine, épidémies…) des mesures sont prises alors que le passage par les casernes se généralise : en 1873, un nouveau modèle de caserne est établi en France, qui impose un lit par homme dans des casernes plus lumineuses, aérées et spacieuses où chaque fonction est bien séparée. Du côté de la population civile, entre patriotisme généralisé et antimilitarisme naissant, la relation à la troupe est également complexe.

Mais, avec la disparition des enceintes et la multiplication des casernes, qui sont des habitats, certes particuliers, mais des habitats néanmoins, les militaires tendent à devenir des usagers de la ville comme les autres. D’ailleurs, ils se trouvent soumis aux mêmes problèmes qu’un vulgaire promoteur, et notamment à la pression foncière, qui retarde considérablement l’agrandissement des casernes que suppose le modèle de 1873 et fait parfois préférer aux autorités militaires, en Angleterre notamment, le camp en rase campagne.

B. Les villes, soutien logistique des armées

Cependant, quelle que puisse être l’utilité de tels camps pour entraîner les recrues, le système de « service généralisé » ne signifie pas seulement faire passer la population par le service militaire : cela veut aussi dire la mobiliser en cas de guerre. Et en la matière, les villes tiennent un rôle de premier plan, à travers une autre innovation technique qui prend, à partir des années 1860, une grande importance dans les enjeux militaires : le chemin de fer. Le nouvel objectif des états-majors, c’est de pouvoir mobiliser les forces de tout le territoire et les lancer contre l’ennemi avant que lui-même n’ait eu le temps d’en faire autant ; ou, le cas échéant, retenir l’ennemi assez longtemps pour achever la mobilisation. Tel est, pour Séré de Rivières, le but des fortifications : couvrir la mobilisation (cf. document 5). Ce qui signifie couvrir les villes.

Doc. 5 : le système Séré de Rivières à petite échelle : les défenses de la frontière nord de la France

En effet, si l’on veut réellement prendre l’ennemi de vitesse, il n’est plus question de faire marcher les armées jusqu’au front. À la mobilisation, on les fait converger sur les villes, où sont établies les casernes et donc les divisions et régiments, puis on les envoie au front en train. On a vu comment les militaires français étaient restés, sous le Second Empire, en quelque sorte passifs face au développement du réseau ferré ; mais dans le même temps, en Prusse, on innove. Dès 1866, pour l’offensive sur l’Autriche, les voies ferrés sont utilisées, quoiqu’encore à petite échelle. L’influence des militaires prussiens sur le réseau ferré se renforcera considérablement par la suite. En France, après la défaite de 1870 et les difficultés constatées pour utiliser un réseau ferré qui n’avait tenu aucun compte des enjeux militaires, une telle influence apparaît également, avec notamment la réalisation de dix « lignes stratégiques ».

Il ne suffit d’ailleurs pas d’envoyer des soldats au front : il faut aussi les équiper, les approvisionner, les nourrir, alors que vers la fin du XIXème siècle la logique du « vivre sur le pays » paraît de plus en plus inadéquate, et en tout cas ne suffit plus aux besoins d’une guerre qui se technicise et se massifie. Là encore, les villes, en tant que centres industriels et carrefours ferroviaires, tiennent un rôle de premier plan. D’un autre côté, si les axes de transport en plein développement (et notamment les voies ferrées) peuvent servir de rocades à la défense du territoire, ce sont aussi de dangereuses pénétrantes, qui permettent de passer outre les places fortes pour porter très vite la guerre au cœur d’un territoire. Pour protéger ce territoire, devenu, à travers la mobilisation, la source des forces vives d’une nation, des défenses aussi ponctuelles que celles des places fortes ne suffisent pas : autre explication du fait que les fortifications se détachent des villes et s’élargissent pour couvrir des lignes, et non plus des points.

En résumé, les militaires n’entassent plus troupes et armes dans les villes pour résister à un siège ; ils les y font converger, mais pour les réexpédier immédiatement à partir de ces centres logistiques névralgiques, là où elles sont nécessaires sur une frontière devenue trop facile à pénétrer pour être défendue par quelques enceintes. C’est le modèle de Napoléon, mais concrétisé, et rendu effectif par le chemin de fer, composante essentielle de cette nouvelle défense du territoire. Ainsi, à l’aube de la première guerre mondiale, les militaires ont eux aussi effectué ce que l’on observe sur le plan économique tout au long des XVIIIème et XIXème siècles : le passage de la ville-stock à la ville-flux.


Pour résumer et expliquer les influences des enjeux militaires sur les espaces urbains au XIXème siècle, une notion apparaît essentielle : celle d’un décalage chronologique, entre le moment où les villes commencent à se penser économiquement sur le modèle de la ville-flux (mouvement dont on peut situer l’origine au XVIIIème siècle, avec les premières « ouvertures de villes », et qui acquiert toute sa force au XIXème siècle, notamment avec le chemin de fer), et le moment où les militaires abandonnent l’idée de la place forte pour celle d’une ville-flux, centre logistique des armées en campagne. Ce décalage chronologique n’est pas forcément très grand, car, on l’a vu, dès la fin du XVIIIème siècle et le début du XIXème, apparait chez certains théoriciens militaires une remise en cause des places fortes. Mais — chez les civils et surtout chez les militaires — la transition n’est pas immédiate, ni unilatérale. Il y a des hésitations, des résistances, voire des retours en arrière. L’application plus ou moins importante, plus ou moins rapide de la transition en matière de poids et de place des enjeux militaires dans l’espace urbain dépend de ces variables, et notamment, est fortement influencée par les conditions locales.

Ce qui fait qu’au décalage chronologique répond un décalage géographique. Il ne suffit pas de résumer très grossièrement l’attitude des autorités militaires comme étant « conservatrice » lors des deux premiers tiers du siècle, puis de plus en plus « moderne » à la fin. La contraite militaire sur les espaces urbains dépend de circonstances géographiques et de jeux d’acteurs : forte et extrêmement conservatrice sur les villes où l’autorité militaire était traditionnellement puissante du fait de leur position sensible (villes fortes de frontière et de garnison comme Besançon), elle cède ailleurs beaucoup plus vite et aisément aux impératifs économiques, dans des villes fortement dynamiques et peu menacées, comme c’est le cas dans cette grande exception que constitue, du point de vue stratégique, l’Angleterre.

D’où une importance indéniable — selon leur force ou leur faiblesse — des enjeux militaires sur le développement urbain au XIXème siècle. Cette influence se maintient, mais sur un mode moins conflictuel, lorsque les fortifications s’éloignent des villes et que les enjeux militaires cessent d’osciller entre opposition et résignation par rapport aux dynamiques urbaines d’ouverture et de développement des réseaux, pour aller véritablement dans leur sens. Il ne s’agit d’ailleurs pas là d’une quelconque « compréhension » nouvelle des militaires à l’égard des villes, mais d’une adaptation à de nouvelles formes de guerre : en soi, la chose n’est ni plus ni moins logique que le précédent attachement aux enceintes, qui avait encore un sens au début du XIXème siècle.

Donc, si une synthèse générale distinguant deux périodes, l’avant-années 1860 et l’après-années 1860, avec une transition principalement dûe à des évolutions techniques (une sorte de révolution industrielle de la guerre) est globalement exacte, elle reste insuffisante et ne permet pas de rendre compte des nombreux particularismes, ni de toute la complexité des rapports entre militaires et espaces urbains, rapports qui sont, on l’a vu, urbanistiques, sociaux, économiques, politiques, démographiques…

Un fait, cependant, se dégage de cette complexité. Si, à la fin du XIXème siècle, les fortifications sont en bonne voie de disparition autour des villes, celles-ci ne sont pas pour autant « libérées » des enjeux militaires, de la guerre. Au contraire, quelle que soit leur localisation sur le territoire, elles sont devenues, avec la mobilisation de masse et les logiques de réseaux, des centres névralgiques, un « arrière » vital et très étendu. Cette évolution permet de comprendre qu’alors que les insurrections populaires avaient amené la guerre dans la ville au XIXème siècle, les guerres totales du XXème siècle prendront, fort logiquement, les espaces urbains pour cible directe.